A pied sur la terre sacrée
« Cette terre est faite pour les apôtres et pour les assassins, » disait un missionnaire franciscain du XVIII°, « elle tue plus que les flèches de ses défenseurs. »
Entre les Etats de Jalisco et de Nayarit, la Sierra Madre occidental, mille kilomètres de gorges et de pics dont certains culminent à plus de 3000 mètres des haut plateaux séparés par de profondes barrancas, des ravins a pic que l’on met des heures à franchir en étouffant de chaleur au milieu des bananiers et de goyaviers. Pas de voies solides. mais des sentiers effacés chaque année par les eaux que seuls les Indiens retrouvent.
Ici vivent les Huichols.
A l’origine deux tribus. L`une au Nord-Est du Mexique, la ou pousse le peyotl, l’autre, moins raffinée, habite dans les montagnes. Devant la poussée aztèque ils renforcent leur union et se replient dans la sierra. Ils ne se laissent ni conquérir, ni assimiler. On les appelle barbares, Xiximèques. Ils reculent encore, mais ne se font pas prendre par les Espagnols. ll faudra attendre 1722, deux siècles après la chute de Mexico, pour que des garnisons s’installent autour du pays Huichol. Pas de métissage non plus, alors que toutes les tribus indiennes ont fondu, culture avec, dans le melting-pot mexicain. Au contraire des Tarahumaras, des Coras et des Tepehuane s, leurs voisins, ils réussissent a garder intégralement leurs traditions.
Pourquoi? Peut-être grâce a leur force d’âme, peut-être aussi grâce au secret dont ils s’entourent. Et pourquoi pas à la force de leurs chamanes guérisseurs, les marakaamé ?
Ce n’est qu’en 1960 qu’un anthropologue pourra assister pour la première fois a une cérémonie du peyotl. Eux, en revanche, voyagent beaucoup, traversent le Mexique, guérissant villageois et habitants des villes ou travaillant dans les plantations.
Comment vat-on chez les Huichols ?
Ce n’est pas une mince affaire.
Rares – mais ils existent – sont ceux qui ont eu le culot de traverser la sierra a pied. Carl Lumholz, un Norvégien en 1895. Léon Dinet, un Francais en 1896 : ses étonnantes collections bien cataloguées dorment quelque part dans un sous-sol du Musée de l’Homme. Des caisses d’objets magiques qui pourraient encore servir. Un anthropologue attentif et respectueux enfin, Marino Benzi, a rapporté de ses voyages de précieuses études sur ceux qu’il appelle « les derniers adorateurs du Peyotl » au tout début des années 70.
Et puis il y a Juan Negrin.
Juan est un cas unique.
En dix ans il est devenu Huichol.
Il s’est lentement fait admettre dans la communauté de Toapuri ou vivent les plus grands chamanes - marrakaamés renommés comme le chanteur de la pluie Tukari Mahana « celui qui fait descendre la vie »; guérisseurs comme Felipe Tela dont le rancho s’accroche a une pente inaccessible – et pourtant on vient le consulter ! Il a rencontré les Cahuiteros très savants, gardiens de l’Histoire sacrée, qu’ils racontent et enrichissent lors des grandes cérémonies, avec l’aide du peyotl.
C’est donc ce petit fils du dernier président de la République Espagnole qui vient m’accueillir à l’aéroport de Guadalaraja.
« Si j’ai accepté de te mettre en relation avec les Huichol c’est parce qu’ils sont menacés. Leurs forêts de pin ocote, attirent la convoitise de grosses sociétés qui n’hésitent pas à couper à ras des bois séculaires pour les transformer en zones d’élevage. S’ils perdent leurs forêts, ils mourront » m’affirme-t-il.
Juan me retient chez lui une dizaine de jours, avant que nous partions pour la sierra. Peu de sommeil, beaucoup de lectures de récits ou les noms de personnage mythologiques d’enchevêtrent.
En fait c’est de l’origine du monde et de l’humanité qu’il s’agit.
Au commencement, tout était obscurité. Seuls existaient les créateurs Huewiakate, les ancêtres animaux sauvages, nos arrière-grands-pères Tatorzima. Hommes serpents, h ommes-lions-d’eau, hommes-loups, hommes-jaguars.
Notre-mère-Terre, Tatei Yurianaka, trembla pour que naisse la flamme, Tai.
Mais Tai s’enfuit dans la montagne malgré les efforts
de Tatotzi, Notre Arrière Grand Père, qui lui avait offert le corps du cerf, Marra.
Tatotzi avait auparavant parcouru le monde d’en bas. ll fit surface a Teakata, la roche volcanique ou le feu apparût. De son cœur Tatotzi retira l’amadou, la pierre blanche, la pierre grise. Puis Tatotzi se consuma et grâce a lui l’âme du feu put naitre.
L’homme-opossum, très malin, fit cinq tours, et pendant qu’il devisait avec le cerf, il déroula sa queue jusqu’au feu. Quand elle brula il la cacha dans la poche de son ventre et s’enfuit. Les cerfs le fléchèrent et le laissèrent pour mort. Mais le cœur de l’homme-opossum battait encore et il alluma le feu aux cinq régions du monde (le nord, le sud, l’est, l’ouest et le centre). Naquit la lune, notre arrière grand-mère Tatotzi.
Mais Tamatz Kauyumari, le premier chamane maraakame, qui avait su comprendre et accepter la force de Tatotzi, trouva qu’elle ne nous éclairait pas assez. Il sût reconnaitre l’enfant blond aux yeux gonflés, au corps couvert de pustules et il envoya les cerfs avec leurs offrandes le cercle magique nierika, le bol sacré, la flèche et le bâton de commandement. Ils persuadèrent l’enfant blond d’entrer dans les flammes, après avoir désigné les demeures des dieux. Le soleil était né. Il fut annoncé par l’Ancêtre Dindon aux cris de « Ruipi Tau Tau. »Le soleil s`appela Tau. Son nom lui plût.
Pour remercier l’homme-dindon, il décida que ses descendants fourniraient leurs plumes aux chasseurs du peyotl pour qu`ils en ornent leurs chapeaux. Bien plus tard, après de nombreuses créations, de nombreuses métamorphoses, il y eut la guerre contre les Hewige, les géants, et il fallut lutter contre les génies cannibales qui voulaient empêcher les hommes d’exister. Il y eut le déluge. Puis Huatakame, l’homme sage qui avait eu la grâce de survivre aux eaux submergeant épousa la femme chienne-noire. De leur union naquirent les hommes. Tous ceux qui ont entendu un grand cahuitero chanter les mythes, trois jours et trois nuits de suite, vous diront qu’il n’existe rien de plus beau ni de plus émouvant. Le chamane huichol est a la fois acteur, récitant et protagoniste du drame cosmique. ll raconte le début du monde et le voit en même temps, ajoutant a chaque fois de nouveaux détails, de nouvelles précisions .
Plus Juan m’explique, plus ça se complique. Je n’arrive plus a suivre la carte du monde huichol. Tout y est double, triple, quadruple ; la langue huichol elle-même – jamais étudiée sérieusement – en est le reflet. Les mêmes mots veulent dire cinq ou six choses différentes,
Une nuit, vers deux heures, nous bouclons nos sacs et nous partons. Cyrillo nous accompagne. C’est le fils adoptif de Juan. ll a dix-sept ans, travaille sur un chantier et suit des cours du soir pour devenir ingénieur. Pour retourner au pays il enfile l’habit traditionnel des Huichols, pantalon et chemise de coton blanc, sombrero, sac brodé en bandoulière.
Dix-sept heures d’autobus cahotants. Les Mexicains disent « camion », vieilles machines recyclées qui ont déjà largement fait leur temps sur les autoroutes américaines. On en change a plusieurs reprises : ils sont de plus en plus durs. Waps ! Une échappée de gaz, tout le camion se réveille. Cyrillo garde le nez plonge dans un petit livre cartonné. Je me penche pour regarder le titre : « Peintres de la renaissance italienne. » Après Huejuquilla, la dernière ville, le camion s’appelle « La Goyava », parce qu’il a du être jaune il y a longtemps. Ce n’est pas vraiment un bus mais une sorte de maison huichol montée sur roues : sièges déglingués ou carrément remplaces par des caisses, pas de parois ni de fenêtres des sacs un peu partout. On s’y déplace. On y règle des affaires, on s`assoit en rond. Et bien sur on ne parle que huichol.
Lorsque nous y entrons j’entends pour la première fois un cri qui va de venir familier « Keakohouanegri »!
Keako c’est « bonjour comment ca va » en Huichol, et on le fait en général suivre du nom son interlocuteur, Juan Negrin en l’occurrence.
Il me présente : « Jean-Paul. Comme Ie Pape. » Ca fait rire.
Arrivée à Tezompa. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de téléphone.. De la terre séchée et de la poussière, du Pepsi, de la bière et des Indiens complètement ivres, dont Jésus, qui nous a promis une mule pour porter nos sacs jusqu`au plateau. Des cochons maigres nettoient les rues.
Trois communiantes en voiles blancs apparaissent brusquement a la tombée du jour devant une cathédrale baroque en piteux état.
Une odeur de pain frais m’attire dans une cour ou une vieille femme fait cuire des galettes sucrées. Je retrouve Jésus étendu sur le sol près d’un autre Indien encore plus raide que lui. Enfin j’aperçois Juan. Un vieil Indien lui tient les deux mains.
ll me présente « Mon compadre, Tukari Mahana, le chanteur de la pluie. »
Son nom me revient.
Premier flash. ll me regarde tranquillement; je fixe ses yeux humides et pendant une seconde ou deux je me sens traversé par son regard. Cela ne dure pas. Le voila qui me sourit avec tendresse.
Il me glisse quelque chose dans la main « Cerveza, Amigo. »
Encore de la bière.
je me couche a même le sol, chez une métisse dont la petite fille apprend a taper a la machine a la lueur d’une bougie. Tap, tap, tap. je sombre dans un sommeil confus. j’ai l’impression de n’avoir dormi que
quelques minutes lorsque Tukari nous réveille . Il embrasse Juan a pleine bouche et l’attire dans un coin pour lui montrer un paquet de pe sos qu’il a gagnes à Fresnillo en faisant des guérisons. Ce n’est pas une légende : les chamanes de Toapuri sont demandés a des centaines de kilomètres a la ronde. A l’instant même un gamin le tire par la main ; je les suis jusqu’a l’épicerie. Une femme tient un enfant de quatre ou cinq ans étendu sur ses genoux. D’une boite de paille tressée Tukari sort son muwiéri, flèche emplumée qui est l’accessoire principal du chamane. Mais je n’en saurai pas plus, on me ferme la porte au nez. Le chanteur de la pluie sort enfin de l’échoppe. Une question me brûle les lèvres mais avant que j’ai pu la poser il me répond en pointant son doigt dans la lumière : « je ne sais pas lire, hombre. Mais le soleil et le vent sont mes guides. »
Vers dix heures nous partons. Je sifflote en marchant. Les quatre ou cinq premiers kilomètres me semblent bien faciles : évidemment, c’est plat. Une heure après, la montée commence, le chemin se rétrécit. Les pierres roulent sous mes pieds. Je commence a souffler. Ca monte de plus en plus raide, mais personne n’aurait l’idée de ralentir ou de faire une pause. Personne même ne se retourne pour savoir ou j’en suis. Mes poumons se transforment rapidement en forge ; ça chauffe, ça souffle, ça cogne, il faut absolument que je m’arrête. Mais si je m’arrête je perds le chemin. Seuls les lndiens savent entre quelles pierres passer et je dois les suivre a tout prix. En arrivant au plateau, cinq heures plus tard et mille mètres plus haut, il me semble que je vais m’écrouler. Les lndiens ne marchent pas, ils courent. C’est à qui s’amusera a trouver le raccourci le plus abrupt. Cyrillo, devant mon triste état, s’approche de moi :
« Yo tambien estoy canzado, moi aussi je suis fatigué », me dit-il.
Et il part en courant.
Enfin nous arrivons dans une région boisée; chênes et pins ocote nous abritent d’un soleil féroce. Il nous faudra encore marcher une dizaine de kilomètres pour arriver au rancho du vieux Tomas ou nous dormirons.
Un rancho, cela peut être une simple hutte de terre séchée entourée d’un petit espace cultivé, ou trois ou quatre baraques, toujours couvertes de chaume. Cela dépend de l’importance de la famille, du nombre de femmes. Le seul Huichol riche de la région a six femmes et vingt-cinq enfants.
Je suis enfin au cœur du pays des chamanes.
Le vieux Tomas est un bon maraakame.Totopeca, son fils mort l’an dernier l’était aussi. C’est en marchant avec lui dans la sierra, parfois plusieurs jours de suite, que Juan a fait son éducation huichole.
Xauleme son frère, a épousé Hautsime, sa veuve. C’est aussi un bon guérisseur dont Ia réputation monte.
Rien ne distingue à priori un chamane des autres rancheros de Toapuri, petits fermiers indépendants, propriétaires en commun de la terre, qui pratiquent une agriculture vivrière très simple : mais, haricots, chili.
Sinon précisément leur réputation.
Mais les chamanes en règle générale minimisent leurs pouvoirs.
Quels sont les pouvoirs de Xauleme ?
Tous les matins, après le lever du soleil, ie vois des gens se diriger vers son rancho. Certains font une quinzaine de kilomètres pour le consulter. Entre le feu et la maison, ils s’étendent sur une natte. Aujourd’hui c’est un enfant. Xauleme va chercher son muwieri, sa flèche emplumée. L’enfant relève sa chemise. Xauleme se concentre, il regarde le ciel, cherche autour de lui, fixe profondément un arbre. Il dirige rapidement ses plumes vers le feu, puis vers le soleil. Il marmonne en passant et repassant ses plumes sur le ventre de l’enfant. ll cherche. Il trouve. ll aspire longuement, prés du poumon gauche du gosse qui ne bouge pas, puis va cracher dans ses mains un peu plus loin. Il égrène son crachat, comme pour y chercher un objet.
Enfin il passe doucement les plumes sur la tête de l’enfant et va les secouer comme un plumeau. Le gosse se relève. Tout cela se passe simplement. Les chiens et les petits cochons jouent ensemble, les frijoles bouillonnent tandis que la mère prépare les tortillas, clap, clap, comme un applaudissement.
Qui choisit les chamanes ? Qui leur donne leurs pouvoirs? Bref comment devient chamane – maraakame – chez les Huicho ls ?
Personne ne semble vouloir répondre à une question aussi absurdement indécente
Ceux qui savent, les grands marakaame, changent de sujet répondent en général comme les jésuites et les vieux maitres zen par des questions :
« Alors, tu as eu de belles visions ?
« Tu as vu le petit Cerf blanc du soleil ? »
« Oui, et aussi notre jeune Mere l’Aig le »
« Cretin. Si tu racontes tes visions a n’importe qui, un sorcier finira bien par s’en servir contre toi. »
Pourtant, tout le monde ici connait la voie qui mène a l’acquisition des pouvoirs et des connaissances. « Il faut commencer par être peyotero, c’est à dire a consacrer cinq ans de sa vie au service de la communauté, mais surtout cinq ans d’ac tions, de sacrifices, de pèlerinages. Au bout de ces cinq ans le peyotero devra passer de longues périodes de purification – avant les pèlerinages qu’il doit faire a Wiricota, la terre sacrée ou pousse le peyotl » me confie Juan
Lui même a fait quatre fois le pèlerinage.
Cha que fois quatre cents bornes a pied « Il faut tenir et respecter les rites. c’est très dur au début. Lors de mon premier pèlerinage, je me suis évanoui de fatigue puis j’ai appris à marcher et en même temps je comprenais les rites. Pourquoi par exemple ne faut il pas avoir de relations sexuelles plusieurs semaines avant, pendant et après le voyage ? Parce que le peyotl a besoin de pureté, au sens physique du terme, pour donner son enseignement. Avant d’’arriver à Wirikota, le maraakame demande a chacun de raconter ses affaires sexuelles a haute voix. I I fait autant de noeuds sur une corde que d’adultères puis jette la corde au feu. Pourquoi aussi ne faut il pas se I aver pendant les quinze premiers jours, jusqu’à l’arrivée a Tate Matinieri, l’eau sacrée?
« Parce que la sueur et la poussière t’apprennent que ton corps appartient a la terre et que tu dois entrainer ton esprit a capter les énergies delà de ton corps. »
Je m’endors en pensant au pèlerinage que Juan a prévu pour moi à Hautsiko , un lieu saint oublie consacré à la « Mère de la Rosée de l’Ame, » en pays T huan, du cote du Durango.
Le matin suivant en quittant le lit de roseau que l’on m’a prêté, je regarde mes pieds : deux loques que i’ arrive a peine a poser sur le sol. Hier, j’ai encore marché une vingtaine de kilomètres pour rendre visite a un ami de J uan qui lui a emprunte son violon… Au prix d’un léger détour – une heure ou deux de marche -Juan m’a fait monter sur un rocher sacré couvert d’offrandes. Gravées dans la pierre, des scènes de chasse e t des symboles chamaniques et de nierika montrent l’ancienneté et le caractère magique du lieu
Juan m`explique le sens du mot nierika « C’est a la fois l’image intérieure de la route et l’objet qui permet de la percevoir, parfois un petit miroir ou un cercle de pierre. Au départ c’était sans doute le bouclier frontal percé d’un trou, qui permettrait d’observer les mouvements de l`ennemi. Chaque dieu possède son nierika, car le mot signifie aussi visage. On peut donc parler du nierika du s oleil, du Feu ou du Frere Ainé Kauyumari. Si tu veux te lier a un dieu par une promesse spéciale, tu lui apporteras dans un lieu ou il est honoré un nierika que tu fabriqueras toi-même avec du roseau et de la laine. Ainsi il gardera ton visage sous les yeux, afin de pouvoir te reconnaitre et de te secourir. « Tous les chamanes possèdent plusieurs nierika . Les grands maraakame savent que certaines montagnes, certains rochers sont des n ierikas . Le peyotl est aussi un nierika.
Et ces flèches plantées dans le sol ?
« Ces flèches sont des uru. Des voeux et de antennes a la fois. La plume appartient a l`oiseau symbolique du dieu invoque. Elle permet communiquer avec le dieu plus rapidement. On peut aussi attacher un objet miniature a la flèche, pour montrer au dieu ce que l’on souhaite. Un tambour repo ou une chaise hueni , si l`on fait voeu de devenir chamane. Un morceau de tissu, si l’on veut apprendre a broder, une minuscule paire de sandales si on veut mettre au monde un garcon. Pour une fille on déposera une coupe en calebasse avec une figurine cite représentant du maïs, ou un enfant.
– Et les flèches au-dessus de la porte des maisons ou dans le toit ?
– En général elles font partie d’une sorte de réseau de communication avec les dieux. Elles captent des énergies, relayées par d’aut res flèches plantées dans des lieux sacres. Chaque Huichol, a sa naissance, possède ainsi u n certain nombre de flèches qui le protègent et l’aident. > Dans ce pays ou l’on peut marcher des heures sans rencontrer personne, les rochers, les arbres, les grottes, les sources, tout le paysage est rempli de signes qu’il faut apprendre à déchiffrer. Il m’arrive aussi de tomber sur une image pieuse collée au mur d’une maison ou posée sur l’autel familial. Les Huichols ont accepté Jesus. Un héros mythique, chamane, qui comme tant d’autres s’est offert en sacrifice pour aider les hommes a demeurer humains. Dieux huichols et dieux
chrétiens font bon ménage sans se confondre, on pose des flèches et des symboles sacrés dans les quelques églises en mauvais état et l’image de la Vierge peut très bien figurer au mur des Tokipas . La coutume fait que chaque Huichol possède trois noms : un chrétien, un huichol et un surnom.
Le peyotl
En partant pour l’un de ses mystérieux rendez vous, juan, m’a laisse un peu de peyotl râpé
« Mets-le sous la langue et garde-le longtemps avant de l`avaler. Tu verras, ça t’aidera a réfléchir et a marcher »
Le peyotl, que les Huichols, les Tarahuma ras et les Coras appellent jikuri, est une sorte de petit cactus tout rond qui pousse a fleur de sol, dans les régions désertiques près de San Luis Potosi. On ne peut le cultiver; il veut bien rester un an ou deux dans son pot mais ne se reproduit guère
Le bouton de peyotl, que les lndiens des Etats- Unis appellent mescal, contient une trentaine d’alcaloïdes, dont le plus actif (5, 4, 5, trime- thoxy phenylethylamine) a été synthétise sous le nom de mescaline. Mais la mescaline n’est pas le peyotl, pas plus que le neurotransmetteur noradrénaline, même s’ils sont chimiquement similaires. Des Inquisiteurs a Arthaud, la plupart des auteurs européens en ont fait des paquets dans le genre visions d’horreur, bêtes fauves, démons furieux et chutes vertigineuses.
Castaneda est venu y rajouter sa liturgie plus ou moins inventée un peu trop inquiétante pour être honnête.
Les Huichols, eux, m’ont paru traiter le peyotl avec plus de gentillesse, d’humour et surtout plus de cœur. En général lorsqu`ils emploient le terme empeyotado c’est pour rappeler un mo ment de joie intense, a l’occasion d’une fête. Dans la Trinité Huichol, Il est le maître ou l’ami bienveillant qui éveille l’esprit, alors que le Maïs nourrit le corps et le cerf l’énergie animale.
Que va-t-il se passer ? Je m’accroupis a l’ombre, dans la maison. Par l’encadrement de la porte je vois Hautsime qui tisse un sac, son métier accroché a un tronc d’arbre. J`entends Xauleme qui, à la machette, construit une échelle pour monter dans son grenier.
Les murs vont s’allumer les premiers; ils deviennent d’un blanc si éclatants que je dois baisser les paupières.
Je ne dors pas.
Et je comprends au passage comment les Cahuiteros et ceux qui partici- pent aux fêtes rituelles peuvent rester plusieurs jours sans dormir.
Jikuri entraine hors du sommeil, hors du temps et pourtant toutes les perceptions demeurent intactes a la différence d’autres hallucinogènes. On peut être ailleurs et ici a la fois, mais jamais nulle part.
Une voix s’étonne, dans une langue qui n`est pas la mienne : « Regarde tes yeux, comme ils sont grands. » C`est vrai, je le constate dans un petit miroir cloue au mur.
Un bruit d’ailes. Dehors passent des colombes. L’une m’invite a les suivre.
j’y vais ? j’y vais.
Nous nous éloignons, dans cet air délicieusement frais et pur. Ma compagne m`indique le chemin. Ici c’est une montagne sacrée, la le rocher du vent, la cette tache qui brille est un oeil de notre mère des Eaux…
Très loin elle me montre l’entrée d’une grotte, sanctuaire le plus inaccessible et le plus vénéré de la Sierra, ou seraient encore révérées les momies d’ancêtres mythiques.
Imaginez ce que pourrait être au sens propre un baptême de l`air, un bain, une immersion dans une substance inconnue, immatérielle, légère comme un souffle. Ca dure.
La colombe me repose au bord de la falaise « Réfléchis, je reviendrai »
Les symboles, les mythes, ou je m’embrouillais a plaisir, comme dans un poème abstrait mais joliment exotique, m’apparaissent maintenant beaucoup plus simples, comme des idées fortes.
Ce monde est sacré ; les montagnes sont sacrées, les eaux sont sa crées pour que l’homme soit sacré.
Nos destins sont liés.
C’est le message extrêmement pratique et concret que les dieux et les ancêtres nous ont laissé lorsque nous nous sommes séparés du monde animal. C`est comme ça que nous sommes devenus humains. Oubliez-le, défaites le monde, ne parlez plus aux dieux, ne respectez plus les forces et les liaisons intimes, les équilibres naturels conservés et transmis par les traditions, l’homme deviendra inhumain.
«Tu as compris pourquoi les Huichols s`accrochent a leur sacré pays ? » Pour maintenir les hommes humains , me souffle l`oiseau.
Le soir Xauleme et Juan raconteront d’autres mythes.
« Nos traditions conservent le monde. Si nous devions arrêter, la terre ne survivrait pas. Nos sacrifices sont durs, mais le jour ou nous cesserons, qui sait ce que deviendra le monde ? »
` Sans blague! il répète presque mot a mot ce que j`ai entendu ce matin pendant mon illumination au peyotl.
je ne dors pas cette nuit. Lorsque la lune a demi pleine se couche, chaque étoile brille avec une intensité que je n`avais jamais constatée.
C`est le lendemain que je dois subir l’épreuve la plus redoutable et en comprendre le sens. Nous sommes convenus d`aller rendre visite a un grand marakaame , encore un compadre de juan, qui vit sur les lieux mêmes du centre cérémoniel le plus important de Toapuri : Kiruatai.
« Tu es toujours d`accord ? »
« Bien sûr. »
« Tu pourras marcher ? »
Je ne peux pas répondre. Je sais seulement que je veux marcher. Nous sommes désormais suffisamment amis Juan et moi nous comprendre sans trop parler.
Il revient avec un petit cactus à la main
« Je vais te montrer comment il faut le prendre »
Je ne suis pas du tout un fanatique des rites. Mais mon expérience de la veille m’a convaincu qu`il faut respecter le peyotl, la plante sacrée.
J’épluche donc chaque bouton soigneusement, en gardant les épluchures que J’irai enfouir en terre dans le petit jardin de Xauleme, puis je le coupe en quatre, me signe et enfin avale le peyotl. Pas si amer que ca, presque la consistance d’un kiwi un peu filandreux. Moins d’un quart d’heure après, je piaffe, plein d`énergie. Plus la moindre douleur dans ces pauvres choses qui ressemblaient a peine a des pieds.
En route.
Un ou deux kilomètres dans les bois et tout a coup le plateau s’arrête : une falaise de plusieurs centaines de mètres.
A pic.
Et en bas Kiruatai.
« Ca? je vais devoir descendre ça! »
Je suis plus étonné qu’apeuré.
De toute façon je ne reculerai pas. Juan, en sandales, est déjà en train de sautiller, en équilibre sur un rocher, puis sur un autre. J’y vais. Plus bas, j’aperçois un chemin.
Ouf ! Juan me le montre du doigt « Camino real. » Le chemin royal disent les lndiens. Car on peut y faire passer une mule. Nous ne le prendrons pas. Bien sur, ca serait trop facile ! ]’ai fait vœu de ne pas me révolter donc je me tais.
Si Juan évite le bon chemin c’est pour me montrer quelque chose.
Un petit arbre, maigrichon, planté a même le rocher. Il prononce son nom : c’est un Kyari.
Je me souviens alors de ce qu’il m’a raconté un soir, a Guadalajarra.
Personne ou presque ne sait ce qu`est l’arbre du vent, le Kyari.
« La première fois que j’ai entendu parler du Kyari, je n’ai pas voulu croire ce que l’on me disait. Gardien des chemins inaccessibles. Il est l’expression des forces souterraines qui s’opposèrent à la naissance de l’homme. Les mythes racontent qu’il fut vaincu par Tamatz Kauyumari. Mais il existe encore et mieux vaut ne pas se mettre mal avec lui. C`est pourquoi certains maraakame ordonnent qu’on lui fasse des offrandes.Tu en vois les traces tout autour. Un jour je me suis approche d’un Kyari, je n’ai pas pu le toucher. Une décharge violente m’a fait éloigner ma main. ll y a quelques mois des métis sont venus tirer a coup de fusils contre un grand Kyari. ll s’est caché dans le rocher, pour ressortir quel ques mètres plus bas. Certains en savent plus qu’ils ne disent sur le Kyari, mais on n’aime pas en parler. ll sert aux sorciers pour leurs maléfices »
Prudent, je ne m’approche pas trop. Ni le peyotl ni le lieu ne m’incitent a avoir des histoires avec cette plante. Je lui adresse une profonde salutation et je passe mon chemin.
Une dernière pente et c’est Kiruatai.
Combien d’étrangers ont marché jusqu’a Kiruatai? J’ai l’impression d’être le premier.
Au fond d’une cuvette de deux kilomètres de diamètre une douzaine de maisons surplombées par un rocher en pain de sucre, le roc du vent. Une place de terre battue et, oriente vers l’est, un édifice ovale, nettement plus grand que les autres, le Toki. Lui font face cinq ou six oratoires, auxquels, chose exceptionnelle ici, on a accès par un escalier. C’est la qu’ont lieu les grandes cérémonies du passage des saisons. Juan m’abandonne devant l’enceinte sacrée. ll va demander si je peux entrer. J’entends des sons bizarres, irréels, qui se répercutent, roulent contre les falaises. Je réve ?
« Tiens, les peyoteros ne sont pas loin « , dit Juan.
Dans quelques jours commenceront les cérémonies de Jikuri Marra, la danse du peyotl. Cette année elles auront une importance particulière : vingt et un peyoteros terminent en effet leur cycle de cinq ans, par lequel on accède aux connaissances plus profondes qui permettent de devenir chamane.
Parmi les futurs marakaame , Xiraunime, le frère de Cyrillo.
Trente ans. Une étonnante beauté. Les traits fins, la peau couleur bronze.Il nous attend dans la fraicheur de sa maison.
« Keako ! »
Nous nous serrons la main à l’indienne, après la première poignée de main, on remet ça en se tenant le pouce.
« Refrescos ? »
ll débouche des Pespsi. Je me demande comment ils sont arrives ici.
Je croise son regard. J’ai rarement vu quelque chose d`aussi pur que l’eau de ses yeux. Et voila que ça recommence. Cette fois, au lieu d’être traversé je suis aspiré. J’ai l’impression qu’il devient transparent, doucement lumineux. Il discute d’une voix calme. J’entends qu’il s’agit de la chasse rituelle au cerf. Xiraunime exerce en effet dans sa promotion de peyoteros la fonction de Komokime, chef des chasseurs. Il doit les mener en courant pendant des heures a travers la montagne a la poursuite d’un cerf qui sera sacrifie et offert au festin lors de la fête de Marra Kwarra, la première des trois grande cérémonies qui marquent a la fois le passage de la saison sèche a la saison des pluies et le retour des peyoteros a la vie profane. Son surnom – car tous les lndiens ont un surnom – est Xieté. Cela veut dire Miel. C`est très rare. Car en général on ne se rate pas Plutôt du genre « cul rond « , « épi de maïs avorté », ou « patte de taupe ».
Le peyotl me tient dans un état d’extrême attention a tout. J’ai l’impression de pouvoir suivre a la fois, plusieurs conversations et ma propre réflexion.
Nous allons visiter le Toki, le lieu cérémoniel proprement dit. C’est un grand édifice ovale d’une quinzaine de mètres de long sur six de large. Je rentre, il fait sombre et frais. La charpente est superbe. Une quinzaine de chaises de chamanes sont disposées en rond. Au centre, une pierre plate sculptée : le foyer sacré. A la poutre maitresse est suspendue une chaise miniature, celle du faon du soleil, Tamatz Kauyumori. Partout sur le mur sont accrochés des bois de cerf et les chapeaux emplumés des peyoteros. Personne ne parle ni ne prêche, personne ne m’explique les symboles. A quoi bon ?
Remonté en haut de la falaise, ce qu’un Huichol aurait fait aisément, j’ai le visage baigné de sueur et de larmes. Juan me fait signe d’avancer tout au bord d’un rocher. Toute la beauté de cette vallée sacrée est maintenant dans mon corps, mêlée a cette énergie que le peyotl entretient.
Comme la veille, les choses se mettent en ordre d’elles-mêmes.
Chaque moment de mon voyage depuis le début, prend un sens .
Ici j’ai appris qu’un chamane voit avec ses yeux mais que son cœur immatériel – iyari – lui permet de transpercer les êtres, de voir au-delà des montagnes. ]’ai appris que l’on pouvait être aspiré par un regard; voir, communiquer, transmettre par un simple appui sur les forces de la nature et leurs esprits… La question que je me posais trouvait sa réponse très simplement : on devient chamane avec ses pieds. L’histoire, la connaissance, la mémoire sont écrites dans chaque pierre, dans chaque poussière de terre, dans chaque plante. il faut suivre la géographie du vivant et du sacré, refaire symboliquement le chemin des ancêtres créateurs du monde pour en acquérir les pouvoirs, pour en capter les esprits. Il faut entrer en contact émotionnel profond avec les éléments. Voila pourquoi un Marakaame qui possède la connaissance touche le sol comme s’il s’agissait d’une personne! Qu’est-ce que la grâce? Le don des lan gues dont parle l’évangile? L’extase? Qui peut refuser d’expérimenter ces états. Peut-on le rencontrer, ce personnage que Michel-Ange peignait au plafond de la chapelle Sixtine, qui transmet la vie au bout de son doigt.
Cinq semaines après mon retour à Maule, Claude, un jeune médecin de Toulouse qui a passé quelque temps dans la communauté huichol de San Andres me montre les tableaux de laine collée qu’il a rapportés de là-bas. Ce sont les œuvres d’un chamane, josé Bénitez. Sur un des tableaux, j’aperçois une colombe. Claude me dit son nom :Tatei Cucuru Huimari, la jeune fille colombe. Lorsque Huatakame, le premier cultivateur, jeta la poussière de ses ongles sur la terre sacrée, la jeune fille colombe en sortit, précédant le maïs rose et le maïs bleu qui symbolisent la vie. Elle fut donc le témoin de la première vie, elle en connait le secret et se trouve dépositaire du sens sacré des choses. Elle existe bien. Je n’ai rien inventé. Le peyotl-jikuri a été plus rapide que l’écriture et que l’ethnologie il me l’a présentée, elle m’a parlé. Personne, ni chez les Huichols, ni dans aucun livre, je peux |’affirmer, ne m’avait signalé son existence et d’ailleurs elle fait sans doute partie des centaines de personnages dont l’histoire n’a jamais a ce jour été transcrite. Seuls les chamanes Huichols la connaissent.
Je n’ai jamais repris de peyotl. Je n’ai pas fini d’explorer ce qui m’a été offert lors de ce voyage.